16/11/2023

Perspectives sur l’Estonie et la sécurité collective européenne

Symposium à l’Ambassade d’Estonie

J’ai eu le privilège ce jeudi 26 octobre 2023 d’être invité à l’ambassade d’Estonie à un symposium organisé par l’IEGA portant sur les enjeux de sécurité otaniens et européens dans la Baltique et l’Europe du Nord. Une occasion de revenir sur l’histoire récente et la place que prend ce pays au sein de l’Europe.

L’Estonie est une nation qui peut paraitre petite par sa taille mais dont les réalités politiques, économiques et culturelles qui l’entourent en font une force à ne pas négliger. 

Géographiquement et culturellement entre le monde baltique et nordique, l’Estonie est aussi un territoire d’intérêt stratégique particulier dans ce monde trouble de d’après guerre froide. 

Après avoir pris son indépendance en 1991 de l’URSS, dans une série d’événements sur lesquels nous reviendrons, l’Estonie a connu un grand succès économique et diplomatique, se plaçant à l’avant garde des projets européens et atlantistes, devenant un exemple parlant de réussite libérale là où ce modèle semble peut-être, dans le reste de l’Occident, remis en question. Dans le cadre de la période mouvementée que traverse le continent Européen à la suite du déclenchement de la guerre en Ukraine, l’Estonie, comme nous avons pu le constater durant ce symposium, entend bien devenir une force de propositions, d’initiatives et d’innovations sur le plan d’une défense commune européenne et sur les besoins de fonder une « résilience » européenne face aux risques du retour de conflits de haute intensité en Europe entre les forces otanienes et russes. Ainsi l’Estonie est souvent montrée en exemple en ce qui concerne les enjeux de cyber-sécurité et de “numérisation” de la démocratie. Ce n’est pas un hasard si Tallinn est choisie comme « capitale » otaniene des affaires cyber, en témoigne le fameux « Manuel de Tallin ». 

A l’instar de son allié, la Pologne, représentée à ce symposium et avec qui l’Estonie partage, outre une ouverture baltique, son enthousiasme atlantiste et son soutien (et de ces autres voisins baltes) sans faille à l’Ukraine, l’Estonie est un de ces peuples qui au cours de l’histoire a du se battre pour son indépendance et son droit à disposer de lui même, ce qui éclaire surement sur sa position actuelle (et celle de beaucoup d’autres nations d’Europe Centrale et Orientale) de recherche d’assurances de sécurité collective, particulièrement en ce qui regarde leur proximité avec la Russie, ancien hégémon de la région, qui, de façon atavique, inquiète nombre des nations européennes du fait de l’histoire de conquête russe dont le spectre a été réanimé par les événements ukrainiens.

L’Estonie, ainsi, dans son histoire, bien qu’étant habitée par les ancêtres des estoniens actuels depuis les temps immémoriaux, n’a connu que deux périodes d’indépendance entre des occupations par les Soviétiques, l’Allemagne Nazie et l’Empire Russe. La première après des années de renouveau et restaurations culturelles au XIX ème siècle durant la période du nationalisme romantique. L’Estonie, durant l’effondrement de l’Empire Russe a déclaré son indépendances fondant une démocratie que la France et l’Angleterre assisteront durant sa Guerre d’Indépendance avant que les soviets la reconnaissent en 1920 via le traité de Tartu. 

Néanmoins cette indépendance originelle sera de courte durée, l’Estonie se trouvant durant la période de l’Entre deux guerres, entre les deux grands totalitarismes : soviétique et nazi qui s’accorderont durant leur Pacte germano-soviétique pour laisser l’Estonie dans la sphère d’influence de Moscou qui s’empressera en 1939 d’occuper l’Estonie et les autres pays baltes (ce qui ne sera pas reconnu par une partie non négligeable de la communauté internationale). 

L’occupation soviétique du pays fut la cause de nombreuses déportations et autres crimes communs dans les zones occupées par le régime stalinien. Durant la Guerre Mondiale, l’Estonie sera aussi occupée brièvement par l’Allemagne Nazie qui y poursuivra sa politique d’extermination assistée par des Estoniens collaborationnistes, l’occupation de l’Estonie par le régime hitlerien est encore aujourd’hui un sujet de controverse en ce qui regarde l’histoire estonienne, de façon analogue, bien que moindre, à la place de la même occupation allemande dans l’historiographie ukrainienne, certains résistants à l’occupation soviétique s’étant compromis avec les allemands afin de poursuivre leur objectifs initiaux.

Il serait néanmoins injuste et incomplet de ne pas mentionner l’importante résistance qu’il peut y avoir eu notamment en ce qui regarde la continuité de l’état indépendant légal et démocratique estonien que les allemands venaient de bafouer de la même façon que les soviets. 

Néanmoins, lorsque la guerre tourna en faveur du camps allié, c’est bien l’Union Soviétique qui repris le contrôle de l’Estonie et qui l’occupa jusqu’à la restauration de la République Estonienne en 1991, bien que dans les années 50 des partisans de l’indépendance des pays baltes menèrent une importante guérilla contre les forces soviétique. 

L’annexion par l’URSS des pays baltes n’ayant pas été reconnue, la république d’Estonie ainsi en exile avait pu maintenir un réseau diplomatique important permettant d’affirmer une légitimité, afin qu’au moment de la chute de l’URSS, ce ne soit pas tant une prise d’indépendance qu’une restauration de celle-ci après une période d’occupation. 

Celle-ci se fit dans des conditions pacifiques au travers de la « Révolution Chantante » où les citoyens des trois pays baltes s’unirent dans une chaine humaine en changeant les chants traditionnelles de leurs pays afin de réclamer leurs indépendances (il est interessant de noter que les chants traditionnels sont souvent un puissant outil d’indépendance et de résistance nationale) ce qu’ils finirent ainsi par obtenir, rejoignant ensuite nombres d’institutions européennes et internationales et ouvrant la deuxième période d’indépendance pour l’Estonie. 

C’est ainsi, par une action collective international, que les estoniens sortirent de l’occupation et il ne fait pas de doute que cette idée de communauté internationale fait depuis partie intégrante du logiciel géopolitique estonien qui s’est pleinement inséré dans une vision collective de la sécurité et donc par là de l’indépendance européenne. 

Retrouvant son indépendance l’Estonie a su redévelopper une économie avancée sur des bases fortement libérales et une démocratie parlementaire qui se rapproche de son modèle nordique.

Les tensions avec la Russie ont pu continuer, l’Estonie ayant subi de nombreuses cyber- attaques par des groupes nationalistes russes qui voient d’un très mauvais oeil l’Estonie, du fait de ses prises de positions en défaveur de la Russie mais aussi de la mémoire soviétique. Ces cyber-attaques ont surement contribué à faire de l’Estonie le pays modèle en regard des questions de résilience cyber. 

Russie et Estonie, bien qu’ayants des rapports diplomatiques tendus et empreints d’une méfiance certaine, entretiennent des relations bilatérales et si la Russie ne semble pas avoir d’ambition particulière quant au territoire estonien, le poids de l’histoire et les actions russes en Ukraine ne sont pas rassurantes pour l’Estonie d’autant plus que la position exacte de leur frontière commune n’a pas encore été ratifiée et que des liens avec la Russie persistent. 

L’Estonie a fermé sa frontière terrestre avec la Russie et semble bien dans son approche de résilience se préparer à une intensification des tensions d’autant plus que le pays vit une inflation très dure en rapport avec les questions d’importation de gaz russe. Les similitude historiques entre la nation ukrainienne et estonienne du fait de la période soviétique, et la crainte très prégnante d’être les prochaines cibles de Moscou du fait de la proximité géographique, l’Estonie étant dans « l’étranger proche » de la Russie, de la présence de russophones et de la guerre cyber font que l’Estonie aujourd’hui est à l’avant garde du soutien à l’Ukraine et de toutes les initiatives de défense européenne et atlantiste, sa survie en tant qu’état souverain reposant sur sa nécessité d’une assurance collective.

L’Estonie a encore aujourd’hui une grande présence de russophones voir de citoyens russes présents sur son sol, certains depuis des temps très anciens. 

La présence d’une population russophone et la question de leurs droits étant une des raisons ayant conduit à la guerre en Ukraine est aussi un des motifs d’inquiétude face à la Russie de l’Estonie bien qu’il est à noter que l’histoire commune entre Ukraine et Russie ne se limite pas à ces simples questions de minorités russophones et que donc il ne serait pas facile d’établir une même grille d’analyse pour les relations estono-russes que pour les relations ukraino-russes. 

Leur statut diffère beaucoup, certains sont citoyens estoniens de plein droit tandis que d’autres n’ont pas la nationalité mais n’ont qu’un statut de résident les privant de droit de vote aux élections nationales et européennes ce que critique la Fédération de Russie et certains groupes de défense des droits de l’homme d’autant plus qu’un certain nombre de résidents se retrouveraient ainsi privés de nationalité bien que ce nombre ne cesse de baisser via la possibilité pour ces résidents d’acquérir la nationalité russe ou même la nationalité estonienne, si les critères linguistiques de connaissance de l’estonien sont respectés. 

Si l’Estonie est entièrement une démocratie moderne respectueuse des droits de l’Homme, la question des minorités russes est néanmoins du fait du contexte tendu entre les deux nations, une question de contentieux d’autant plus que des politiques d’ « estonisation » sont mises en place pouvant faire craindre un effacement culturel des populations russes du pays. Amnesty international a ainsi pu, à certains moments, dénoncer une forme de discrimination. 

Encore aujourd’hui des organisations européennes de défense des minorités ont pu critiquer les politiques linguistiques estoniennes comme les récentes lois sur le langage dans l’éducation. 

Si la question de la nationalité semble être résolue, à l’image d’autres questions mémorielles comme les fortes tentions liées aux cimetières de soldats de l’armée rouge sur le sol estonien, les tensions culturelles entre la Russie et l’Estonie et, par là, la place du russe et des russophones semble être encore sujet de contentieux, d’autant plus que s’il est légitime que les droits de chacun soient respectés, il est aussi compréhensif que l’Estonie dans le cadre de la guerre en Ukraine et de son passif vis à vis de l’occupation russe, et face à des risques d’ingérence ou de déstabilisation, cherche à limiter la présence d’une culture qui lui parait hostile. 

L’Estonie restant une démocratie libérale avancée, il est néanmoins important, tout en gardant en tête ce que représente la Russie dans l’histoire de ce pays, de rappeler que la difficile cohabitation avec son voisin géographique peut aussi avoir des répercutions sur la vie intérieur de sa population pouvant, tout en restant dans une dimension acceptable (la France, elle-même, étant très souvent pointée du doigts quant à son traitement des minorités linguistiques), mener une politique en légère contradiction avec les valeurs libérales par ailleurs extrêmement prégnantes dans le coeur du peuple estonien que viennent poser en défi des risques de voir apparaître une « cinquième colonne » présumée sur son sol.

Durant le symposium, il a été souvent, de façon incontestable, répété que la Russie malgré tout restera un voisin proche de l’Estonie et de l’Europe.

Peut-être plus que les nations de l’Ouest, les nations européennes de l’ex espace soviétique l’ont peut-être davantage en tête, en témoigne leur vigoureuse résilience face à cela ainsi que leur opposition systématique à de nombreuses velléités russes. 

Les alliances qui se sont forgées dans cette région l’ont ainsi été directement fait en regard à une nécessité de se montrer fort et solidaires face au risque que constitue la proximité immédiate de l’ancien hégémon qui n’a pas hésité à montrer qu’il était capable d’action militaire directe en Ukraine lorsque ses intérêts lui ont paru être menacés. Cette position des nations d’Europe orientale et centrale ne doit pas être oubliée, tout comme dans un soucis d’équilibre ne doit pas être oublié aussi que la Russie, elle aussi, est voisine de l’Europe, ce qui a aussi été souvent rappelé dans le symposium, et que, si aujourd’hui la situation semble être compliquée, un avenir de paix devra être fondé en gardant à l’esprit que les nations resteront inscrites de part et d’autre dans leurs territoires et que, toutes proportions gardées, toutes ont un besoin inhérent de sécurité qui doit être garanti, la Russie se sentant d’une certaine façon menacée par l’extension toujours plus grande de l’OTAN. 

L’espace nordique et baltique était autrefois du temps de la guerre froide un espace d’équilibre ou de nombreuses puissances affichaient leur neutralité ( notamment au travers de la notion de « finlandisation ») afin de garantir qu’aucun des deux blocs puisse déclarer cette espace comme le sien, or comme il a justement été rappelé durant ce symposium, que cet espace semble de plus en plus devenir un « lac otanien » ce qui met la Russie dans une position délicate d’encerclement rendant plus critique sa position, ce qui est paradoxal car ces élargissements de l’alliance atlantique furent décidés par des nations souveraines qui avaient un besoin de sécurité collective justement vis à vis de la Russie face à laquelle, du fait du poids de l’histoire et des événements ukrainiens, ils ressentaient un risque pour leur sécurité, ce qui ainsi plutôt que d’augmenté la sécurité global de la région peut d’une certaine façon au contraire créer plus d’instabilité régionale en rendant la position atlantiste plus hégémonique et donc plus dangereuses pour les russes qui eux aussi cherchent des gages de sécurité. 

La position « atlantosceptique » d’une grande partie de l’opinion française liée à l’héritage Gaulliste peut parfois nous faire oublier ce besoin de sécurité et de réassurance en terme d’alliance sécuritaire que ressentent nombres des nations européennes avec lesquelles nous sommes alliés. 

Comprendre les orientations et besoins de nos alliés, loin de ranger la France dans un camps ou de la pousser à une confrontation, peut au contraire être la clef de ses ambitions d’équilibres au service de la paix et de défenses des petites nations et des indépendances nationales telle qu’historiquement elle le conçoit.

De part ses relations anciennement bonnes avec la Russie et ses alliances avec les pays européens qui, par atavisme et souvenir des années de conquête, sont hostiles à la Russie dans un soucis de maintenir leur indépendance fièrement et durement acquise au fil des siècles (et dont les événement en Ukraine ont pu vivement réanimer ces inquiétudes), la France pourrait plus qu’aucune autre nation, lorsque les événements seront plus favorables, se faire le véhicule d’une nouvelle vision, d’une concorde réconciliatrice entre ces nations opposées et, en attendant, elle se doit par ses engagements, se tenir au coté de ses alliés en se montrant favorable à la souveraineté nationale, du droit international et des démocratie libérales, mais elle ne peut non plus laisser tout le poids de l’histoire créer des oppositions irréconciliables. La France devra, quand le dialogue sera de nouveau possible s’efforcer de devenir un pont entre toutes ces diverses nations avec lesquelles historiquement, elle a voulu s’efforcer de fonder et d’entretenir des liens. 

Teofane Cesari

Quelques sources :

https://ccdcoe.org/research/tallinn-manual/

https://paris.mfa.ee/fr/le-ministre-des-affaires-etrangeres-margus-tsahkna-a-paris-leurope-doit-continuer-a-renforcer-son-industrie-de-defense-pour-assurer-sa-securite/

https://www.defense.gouv.fr/operations/actualites/lynx-consolidation-cooperation-larmee-estonienne

https://www.lefigaro.fr/international/pour-l-estonie-la-menace-russe-reste-existentielle-20230525

https://fr.euronews.com/2023/09/13/entree-interdite-a-tout-vehicule-immatricule-en-russie

https://www.europe1.fr/international/persuadee-detre-la-prochaine-cible-de-vladimir-poutine-lestonie-double-son-budget-defense-4152500

https://www.monde-diplomatique.fr/2023/07/LEFAUCONNIER/65912 https://www.amnesty.org/en/documents/eur51/002/2006/en/

https://minoritymonitor.eu/case/ESTONIA-THE-FORCED-ASSIMILATION-OF-THE-RUSSIAN-MINORITY-IS-NOW-CERTAIN

https://www.npr.org/templates/story/story.php?storyId=129333023

https://en.wikipedia.org/wiki/2007_cyberattacks_on_Estonia

https://en.wikipedia.org/wiki/Russian_influence_operations_in_Estonia

https://en.wikipedia.org/wiki/Bronze_Night

https://en.wikipedia.org/wiki/Anti-Estonian_sentiment

https://en.wikipedia.org/wiki/Singing_Revolution

https://en.wikipedia.org/wiki/Guerrilla_war_in_the_Baltic_states

https://en.wikipedia.org/wiki/Baltic_Legations_(1940–1991)

https://en.wikipedia.org/wiki/Estonian_anti-German_resistance_movement_1941–1944

https://en.wikipedia.org/wiki/German_occupation_of_Estonia_during_World_War_II

https://en.wikipedia.org/wiki/Estonian_Restoration_of_Independence

https://en.wikipedia.org/wiki/State_continuity_of_the_Baltic_states

https://en.wikipedia.org/wiki/Soviet_deportations_from_Estonia

https://en.wikipedia.org/wiki/Human_rights_in_Estonia

https://fr.wikipedia.org/wiki/Frontière_entre_l’Estonie_et_la_Russie