Le 30 novembre 2023 Henry Kissinger est mort, et avec lui ce qu’il restait du XXième siècle diplomatique et stratégique.
Il laisse derrière lui un héritage politique et intellectuel conséquent et controversé, parfois mal compris, tant par ses admirateurs que par ses contempteurs.
Né il y a cent ans en 1923 dans l’Allemagne de Weimar qu’il fuira pour les Etats-Unis lorsque la situation en Europe deviendra intenable, il gardera de son pays natal cet accent si caractéristique et un goût prononcé pour la réflexion.
À sa sortie d’Harvard, qui ponctue des études brillantes dont une partie, du fait de ses origines modestes, ont été réalisées en autodidacte, il se fait connaître par une série de livres novateurs portant sur l’arme nucléaire et son utilisation stratégique.
Se rapprochant du parti républicain, il gravit les échelons jusqu’à devenir le secrétaire d’État des Présidents Nixon et Ford, influençant de sa vision particulière toutes les grandes affaires internationales de son temps; il obtiendra même le prix Nobel de la paix en 1973 pour son rôle dans la négociation du traité de paix de Paris, mettant fin à la guerre du Vietnam. De surcroît, il participa à des moments historiques de la diplomatie américaine, tel que le fameux voyage de Nixon en Chine dont il fut l’artisan majeur, mais aussi, de façon plus controversée, notamment son appui au coup d’état de 73 au Chili qui vit l’arrivée au pouvoir du Général Pinochet, fermement anti-communiste.
Henry Kissinger quitte la Maison blanche lorsque Jimmy Carter y entre (amenant dans ses bagages un autre grand génie des relations internationales : Zbigniew Brzezinski), mais il continuera d’intervenir dans le débat public et de donner des conseils (pas toujours appliqués).
Henry Kissinger, admirateur de Metternich et Aron, restera ainsi dans les mémoires comme le plus grand représentant du courant réaliste des relations internationales, considérant que tout résultat obtenu en diplomatie ne peut l’être qu’en gardant en tête froidement les intérêts de chacun et que le droit international, bien que louablement idéaliste, restera moins important que la Bombe et l’équilibre des forces pour garantir la paix.
Héritant sa conception des traités de Westphalie (1648) et de Vienne (1815), pour lui, un ordre international efficace repose sur une légitimité venant de sa reconnaissance et d’un sentiment d’adéquation par les différents acteurs des relations internationales eux-mêmes, à savoir les États et les nations. Tranchant avec l’idéalisme wilsonien, la Realpolitik d’Henry Kissinger considère que nécessairement cohabitent des visions contraires de la politique dans chaque nation et que seulement un système prenant en compte ces différences, comme le système westphalien, prônant des relations d’état à état pourra permettre la rationalisation nécessaire à la paix d’un système international, plus que le droit ou les organisations internationales qui, finalement, ne pèsent pas ou peu dans ce qui fait le cœur d’un système international à savoir les intérêts nationaux.
Son livre de 2014, The World Order, reste encore aujourd’hui une très bonne réflexion sur ces questions. Néanmoins, cette approche Realpolitik n’est pas exempte de critiques, notamment en ce qui concerne les problématiques des Droits de l’Homme et des crimes de guerre. Ainsi, si Kissinger reste une personnalité marquante et influente, il constitue également une figure très controversée, au point où une image démonisée de lui se substitue souvent à la réalité.
Si Henry Kissinger a désapprouvé nombre de politiques récentes des Etats-Unis, que ce soit en Yougoslavie, sur la question des armes de destruction massive en Irak ou encore les évènements ukrainiens (sur lequel il s’oppose à un élargissement de l’OTAN et souhaite une Ukraine neutre, sans oublier son positionnement ambivalent sur la question de la Crimée). Ses actions, qu’il a dû prendre concernant le Cambodge, le Chili et l’Argentine l’ont rendu détesté d’une frange anti-establishement du public américain bien que nombreux ont pu avancé que de telles actions condamnables ont pu être entreprises par toutes les autres administrations américaines y compris les plus idéalistes et que, ainsi, le cœur de ce qui dérange chez Kissinger, qui par ailleurs n’est pas un néo-conservateur car ne pensant pas que la démocratie doit être exportée, est le fait que dans sa théorie qualifiée de réaliste (ou de cynique, en fonction), il n’est fait aucune concession à la moralité et que seul les intérêts comptent.
Il n’en reste pas moins que Henry Kissinger est une des personnalités les plus marquante de la seconde partie du siècle précédent, un symbole même de la guerre froide, ainsi qu’un théoricien hors pair, malgré les controverses théoriques et pratiques qui l’entourent.
Loin d’être voué à l’oubli et au discrédit total, ses écrits et ses actions, bien que pouvant faire l’objet de critiques légitimes, restent une boussole des plus intéressantes pour comprendre le paysage international actuel, plus que beaucoup des idéalistes libéraux ou néo-conservateurs qui se sont opposés à lui parfois de façon justifiée mais sans avoir l’impact glaçant que son réalisme a pu avoir.