À l’occasion de la sortie de son ouvrage René Girard, du désir à la violence (éditions du Verbe Haut, septembre 2024), Sylvain Durain propose pour l’Institut Triomphe une analyse girardienne des enjeux de l’Intelligence Economique moderne.
Le Désir Mimétique et la Concurrence Économique
Au cœur de la pensée de Girard se trouve l’idée du désir mimétique. Selon lui, les êtres humains ne désirent pas des objets de manière autonome, mais en fonction des désirs des autres. Ce désir imitatif conduit inévitablement à des rivalités, puisque les individus se disputent les mêmes objets, statuts ou positions.
Dans le contexte de l’intelligence économique (IE), cette dynamique peut être transposée au monde des affaires. Les entreprises, de manière analogue aux individus, ne se contentent pas d’innover ou de répondre à des besoins objectifs. Elles sont souvent guidées par les actions de leurs concurrents. Ainsi, la veille stratégique, une composante clé de l’IE, vise à identifier non seulement les tendances du marché, mais aussi à comprendre comment les concurrents influencent le désir des consommateurs.
Le concept de Girard éclaire donc un aspect fondamental de la compétition économique : les conflits mimétiques. Lorsque plusieurs entreprises cherchent à capter les mêmes marchés ou à dominer un secteur particulier, cela crée un effet de miroir où chaque acteur calque ses stratégies sur celles des autres, exacerbant la concurrence et, potentiellement, la violence économique (guerre des prix, acquisition hostile, etc.). Cette rivalité ne se limite pas aux entreprises. Les États eux-mêmes, engagés dans des stratégies de puissance économique, peuvent également être analysés à travers ce prisme girardien.
Le Bouc Émissaire et la Gestion des Crises
Un autre concept clé de la pensée de Girard est celui de la violence mimétique et du bouc émissaire. Selon lui, les sociétés humaines, pour résoudre les tensions issues de la rivalité mimétique, se tournent vers un mécanisme d’expiation où un individu ou un groupe est désigné comme responsable de tous les maux et sacrifié pour rétablir la paix sociale.
Dans le domaine de l’intelligence économique, ce mécanisme se retrouve dans la gestion des crises. Lorsqu’une entreprise fait face à une crise majeure, qu’elle soit liée à un scandale financier, à une défaillance produit ou à une mauvaise décision stratégique, il est courant de voir la recherche d’un responsable. Les dirigeants ou les employés de haut niveau sont souvent sacrifiés pour apaiser les investisseurs, les consommateurs et les partenaires. Ce phénomène est particulièrement visible lors des fusions-acquisitions ou des réorganisations où, pour justifier des décisions impopulaires, des cadres sont licenciés ou accusés d’incompétence.
Cependant, l’analyse girardienne va plus loin : elle invite à réfléchir sur la manière dont certaines rivalités économiques peuvent dégénérer en véritables crises mimétiques. Par exemple, dans le cas des bulles spéculatives, une entreprise ou un secteur tout entier peut devenir le bouc émissaire d’une défaillance systémique plus large. L’affaire Enron ou la crise financière de 2008 sont des exemples frappants où des individus ou des institutions ont été pointés du doigt, tandis que les mécanismes mimétiques à l’origine de la crise ont été occultés.
Stratégie et Influence : Le Modèle Girardien dans la Diplomatie Économique
La diplomatie économique, une composante de l’intelligence économique qui se concentre sur l’influence et la négociation entre les États et les entreprises multinationales, peut également être enrichie par la pensée de Girard. Dans un monde globalisé où les relations économiques sont de plus en plus complexes, comprendre les dynamiques mimétiques permet d’anticiper les stratégies des acteurs internationaux.
Girard montre que les acteurs en concurrence cherchent à imiter leurs rivaux non seulement dans la possession d’objets matériels, mais aussi dans le domaine de l’influence et du prestige. Dans la diplomatie économique, les États peuvent entrer dans une dynamique mimétique en cherchant à copier les stratégies d’influence économique d’autres pays pour capter des ressources ou des marchés. Ce phénomène se voit dans les initiatives économiques internationales, comme la course aux investissements en Afrique, où plusieurs nations et entreprises tentent de reproduire les succès des autres, créant ainsi des rivalités géopolitiques.
La théorie girardienne permet de comprendre comment certaines alliances économiques sont forgées non pas tant sur des bases rationnelles, mais sur des bases mimétiques, où des pays ou des entreprises forment des coalitions pour s’opposer à un rival commun, plutôt que pour des bénéfices économiques réels. Par ailleurs, ce mécanisme permet également de saisir l’émergence des sanctions économiques ou des guerres commerciales, souvent motivées par des rivalités mimétiques plutôt que par une analyse objective des avantages.
Intelligence Collective et Dangers du Mimétisme
Un autre apport de René Girard concerne l’intelligence collective dans le cadre de la veille économique. La collecte et l’analyse d’informations stratégiques sont essentielles pour les entreprises et les gouvernements dans la prise de décision. Cependant, l’un des dangers de ce processus est le risque de mimétisme collectif.
Lorsque plusieurs organisations ou acteurs économiques surveillent les mêmes tendances et adoptent des stratégies similaires en réponse à des informations identiques, cela peut conduire à des comportements de groupe irrationnels. La bulle internet de la fin des années 1990 est un exemple concret où de nombreuses entreprises et investisseurs ont poursuivi une même stratégie mimétique, entraînant une surévaluation massive des entreprises technologiques, suivie d’un krach.
L’intelligence économique, éclairée par Girard, doit donc non seulement se concentrer sur la collecte d’informations, mais aussi sur l’identification des mécanismes mimétiques au sein des marchés et des acteurs économiques. Cela implique de distinguer entre les informations véritablement stratégiques et les signaux mimétiques qui peuvent conduire à des décisions erronées.
Conclusion
L’apport de René Girard à l’intelligence économique réside dans sa capacité à révéler les dynamiques cachées du désir et de la rivalité au cœur des interactions économiques. Que ce soit à travers le désir mimétique entre entreprises, le rôle du bouc émissaire dans la gestion des crises ou les stratégies d’influence mimétiques dans la diplomatie économique, sa pensée fournit un cadre original pour comprendre les mécanismes parfois irrationnels qui gouvernent les décisions économiques.
La mise en œuvre d’une telle approche dans l’intelligence économique moderne pourrait aider les entreprises et les États à mieux anticiper les conflits concurrentiels, à éviter les crises mimétiques et à développer des stratégies plus résiliantes face à la pression des rivalités économiques.