“Nous autres, civilisations, savons désormais que nous sommes mortelles.” Cette sentence de Paul Valéry, est un avertissement pour les sociétés occidentales. L’écrivain français couche cette phrase dans La Crise de l’esprit (1919), et s’inscrit dans le contexte de sortie de la Première Guerre mondiale. Alors que la guerre totale a broyé en Europe hommes, infrastructures, paysages et culture, se pose pour l’auteur ce constat sans appel : la civilisation a bien failli disparaître sur le Vieux Continent, à cause de l’hubris humain. Elle apparaît ainsi comme un trésor fragile à préserver face aux cahots de l’Histoire.
Cette déclaration de Valéry fait partie de ces citations célèbres utilisées sans mesure; à force de les employer, ses mots ne sont plus que des coquilles vides, de beaux écrins inutiles. Pourtant, à l’aube d’un XXIème siècle marqué du sceau de l’angoisse (identitaire et climatique) pour les jeunes Occidentaux, et que se dresse l’hypothèse d’un choc des civilisations, la question de la mortalité de ces dernières devient existentielle et brûlante d’actualité. Cette interrogation, légitime, peut en partie trouver réponse dans l’Histoire antique. C’est plus spécifiquement la fin de l’âge du bronze au tournant des XIII-XIIème siècles avant notre ère qui peut nous éclairer à ce sujet. De fait, l’Histoire n’est pas une vénération stérile de cendres, ni un divertissement intellectuel de dilettante. Au contraire, elle constitue un phare à même de dissiper le brouillard du présent pour guider les hommes vers un rivage sûr, pour peu qu’ils acceptent de le regarder. Or l’expérience de l’effondrement soudain des brillantes civilisations du Proche-Orient est une véritable leçon sur la mortalité des sociétés humaines. Il convient par conséquent de se pencher brièvement sur cette période obscure et fascinante, qui en une génération a vu s’effondrer un monde prospère, donnant malheureusement raison à Paul Valéry trois millénaires avant sa naissance.
Le XIIIème siècle avant Jésus-Christ voit la rive orientale de la Méditerranée se couvrir de royaumes et d’empires structurés, qui sont tous interconnectés les uns aux autres. On y trouve par exemple, la civilisation mycénienne en Grèce actuelle, le Nouvel Empire (1500-1000 av. J-C) en Egypte, les royaumes d’Elam, d’Assyrie et de Babylone en Mésopotamie, l’empire hittite en Anatolie, ou encore l’île de Chypre. Ces entités étatiques entretenaient des relations intenses entre elles : militaires, diplomatiques et commerciales. En effet, en cet âge du bronze, les axes commerciaux transportant le cuivre et l’étain (90% de cuivre et 10% d’étain pour réaliser cet alliage) étaient des routes stratégiques majeures. Les zones de carrefour étaient par conséquent extrêmement convoitées, comme la cité-Etat d’Ougarit par exemple, qui se retrouve au cœur des rivalités entre l’empire hittite et l’Egypte pharaonique. Chypre constituait également une plaque tournante du commerce européen, puisque sur son sol s’échangeaient alors de l’ivoire et du blé égyptiens, des produits de luxe achéens, du cuivre d’Elam, voire de l’étain d’Angleterre et d’Afghanistan. Cette vie économique d’un dynamisme impressionnant a poussé entre autres au développement de l’écriture cunéiforme dans la région1, et a favorisé l’émergence de structures étatiques complexes et organisées. Ces intérêts économiques ont provoqué des guerres importantes dans cette région, dont l’exemple le plus célèbre est la fameuse bataille de Qadesh entre Ramsès II et les troupes hittites en 1274 av.J-C, pour le contrôle du royaume de Mittani. On retrouve aussi des conflits entre les royaumes babylonien et élamite, ainsi qu’avec les Assyriens et les Hittites. Ces relations conflictuelles n’empêchent pas l’établissement d’alliances et de traités, comme c’est le cas entre l’Egypte et l’empire hittite après Qadesh par exemple, ou encore avec le mariage entre le prince d’Ougarit et une princesse hittite.
1 La tablette de plainte à Ea-Nasir, datée du XVIIIème siècle av.J-C., souligne l’ancienneté des réseaux commerciaux dans la région
Les différentes entités politiques présentes dans cette région avaient réussi pour certaines à développer des sociétés complexes, organisées administrativement (Egypte), dotées d’armées technologiquement et tactiquement évoluées (Assyrie), riches et raffinées (Mycènes et son “trésor d’Agamemnon”).
En ce basculement entre les XIIIème et XIIème siècles, on trouve donc différentes civilisations brillantes et avancées, qui semblent stables et florissantes. Loin d’être autarciques, elles sont en contact perpétuel entre elles, afin de s’assurer un approvisionnement constant en matières premières. Cependant, en l’espace d’une vingtaine d’années, la plupart des sociétés de la côte orientale de la Méditerranée vont s’effondrer de manière irréversible et plutôt mystérieuse. L’Égypte sera celle qui résistera le mieux, mais son déclin inéluctable provoquera la fin du Nouvel Empire environ un siècle et demi après. Comment un tel effondrement civilisationnel a-t-il pu survenir aussi rapidement? Quelles leçons pouvons-nous en tirer pour notre époque?
Ce qui est intéressant dans l’établissement d’une comparaison entre cette période et la nôtre, c’est la similitude des problèmes rencontrés, à savoir des changements climatiques brusques, des invasions et mouvements de population importants, ainsi qu’une dépendance délétère au commerce extérieur.
En effet, si l’effondrement soudain et inattendu de l’âge du bronze est pour les historiens auréolé de mystère, plusieurs pistes permettent toutefois d’émettre des hypothèses solides sur les potentielles causes de ce grand chamboulement de l’histoire de l’humanité. La première d’entre elles est le changement climatique extrêmement rapide qu’a connu la région à cette époque, et qui a provoqué famines et sécheresses à grande échelle, comme le prouvent tant l’étude des sols que les rares textes retrouvés. Ce dernier aurait peut-être été provoqué par une éruption volcanique de grande intensité, qui aurait pu modifier le climat de toute la région pendant plusieurs années. Par ailleurs, l’archéologie et la géologie ont trouvé que la Méditerranée avait été précisément à cette époque victime de séismes à répétition, qui auraient en tout ou en partie détruit certaines villes florissantes. Les ruines retrouvées sur les sites de ces anciennes cités portent la trace de ces catastrophes naturelles. Ainsi, l’Egypte, puissance agricole, est bientôt obligée d’envoyer des cargaisons de blé à Hattusa (capitale hittite) sur demande de ses alliés, car le royaume hittite est au bord du gouffre. Ces conditions de vie déplorables et ces tremblements de terre provoquent un déclin des villes et un exode des populations, à même de provoquer des troubles sociaux importants.
Par ailleurs, au même moment, peut-être à cause de ce bouleversement climatique, surgissent tout d’un coup les fameux Peuples de la mer, dont on ignore encore la composition exacte. L’on sait que ces hordes de marins correspondent à une confédération de peuples et de tribus d’origines diverses, cherchant des ressources à piller ou une terre propice où s’installer. Ils sont la cause de la chute de nombreuses villes sur le pourtour de la Méditerranée orientale; de nombreuses petites principautés se sont effondrées sous leurs assauts imprévisibles et éclairs : les nombreuses pointes de flèches et les traces d’incendies retrouvées dans les cités de la région sont les témoins de ces sièges. Seuls les Égyptiens de Ramsès III parviennent à les refouler, comme le narrent les bas-reliefs du temple de Médinet-Habou. Leur déferlement inattendu et brutal est fatal pour de nombreuses cités, d’autant plus que leur potentielle utilisation du fer, alors inédit, les aurait considérablement aidés dans leurs raids contre les puissances locales. Finalement, les envahisseurs, repoussés par les Egyptiens, s’installeront au Proche-Orient, et deviendront les Philistins de la Bible (ils donneront son nom à la Palestine). Il y a donc eu d’importants mouvements migratoires et des remplacements de population (on ne sait pas dans quelle proportion), qui
ont participé à cet effondrement civilisationnel, bien que ce processus n’ait pas forcément été systématiquement violent. C’est pendant cette période troublée que se tient le célébrissime siège de Troie, cité d’Asie mineure incendiée vers 1200 avant notre ère; épisode qui nourrira l’imagination d’Homère.
Enfin, l’effondrement des multiples entités politiques de la région sont la conséquence tragique d’une interdépendance de ces différentes puissances entre elles; dépendance envers les matières premières telles que le cuivre ou le blé. Cette perfusion nécessaire du commerce extérieur avait fragilisé dangereusement la souveraineté de ces principautés et empires, dont le destin dépendait pour partie de l’activité et de la sécurité des routes commerciales régionales. Le fait de faire reposer la tranquillité et la pérennité de ces “Etats” sur des facteurs exogènes aura fatalement fragilisé ces derniers, provoquant des réactions en chaîne qui firent entrer toute la Méditerranée orientale dans une spirale infernale. Cette forme primitive d’économie-monde qui avait fait la richesse et la splendeur du Proche-Orient aura finalement participé de manière non négligeable à la chute brutale de cette même région.
Ces multiples hypothèses peuvent nous servir de leçon 32 siècles plus tard, alors que se profilent les mêmes problèmes pour la civilisation européenne. Il est étonnant de voir que l’Histoire ne fait que se répéter inlassablement : les défis auxquels sont confrontés les hommes ne varient guère depuis la naissance des sociétés, et les événements de l’âge du bronze sont d’une actualité frappante. Ce constat souligne les limites de notre vision linéaire de l’Histoire, et montre au contraire les bénéfices de la vision cyclique qu’entretenaient les sociétés européennes avant le triomphe de l’approche “progressiste” des Lumières.
Cet épisode historique nous avertit des principaux dangers qui menacent la survie des civilisations, à savoir des dérèglements climatiques soudains, des invasions migratoires incontrôlées, ainsi qu’une perte de souveraineté des Etats. Les problèmes que posent l’immigration de masse extra-européenne, la dérégulation des échanges commerciaux qui nous rendent dépendants des pays émergents-la pandémie du Covid-19 nous l’a suffisamment montré- et le réchauffement climatique couplé à une destruction de la biodiversité (les baisses de la production agricole et viticole dans certaines régions du monde en 2023 sont une preuve concrète des effets néfastes de ce phénomène) doivent donc tous être pris très au sérieux. Et prendre au sérieux ne signifie pas en parler, mais agir, d’autant plus que ces trois facteurs sont souvent liés entre eux, comme le prouve l’effondrement de l’âge du bronze : les invasions migratoires peuvent être dues à un changement inattendu et violent des conditions climatiques, tandis que l’interdépendance des pays empêche ceux-là de fournir une réponse adaptée à ces dangers qui déstabilisent des sociétés apparemment solides. La priorité est donc de retrouver une souveraineté pleine et entière, qui redonne à l’Etat ses prérogatives régaliennes lui permettant d’assurer les fonctions qui fondent sa légitimité : la protection physique et alimentaire. Une fois cette étape atteinte, il faudra alors user de la plus grande vertu nécessaire à l’homme politique : la prévoyance. De fait, prévoir sera la seule solution qui permettra à la France et aux pays occidentaux d’endiguer les mouvements migratoires et de parer aux conséquences du réchauffement de la planète; notamment les conséquences géopolitiques et sur l’accès aux ressources. Pour ce faire, il faudra du courage, l’honnêteté de voir la réalité malgré les œillères imposées par les systèmes idéologiques, et l’intelligence de prévoir. C’est à cela que nous verrons si la civilisation européenne a dit son dernier mot ou non.