12/01/2024

Crépol : 2 mois après, la France devant ses responsabilités

Dans la nuit du 18 au 19 novembre dernier, la petite ville de Crépol est frappée d’un drame qui va bientôt connaître un retentissement médiatique dans toute la France : un jeune Thomas, âgé de 16 ans, est tué par arme blanche lors d’une soirée publique, tandis que nombre de ses amis et autres participants aux festivités sont blessés. Les auteurs de cette boucherie se trouvent être une dizaine de jeunes habitants de la cité de la Monnaie, située dans la ville voisine de Romans-sur-Isère. Armés de couteaux de 20 cm et d’une arme à feu, ils n’ont pas hésité à s’en prendre aux participants, un témoin évoquant même un motif de racisme anti-blanc¹. Une semaine après cette tragédie, des bandes de jeunes Français sont arrêtés par la police pour avoir pénétré dans le quartier de la Monnaie, armés de battes de baseball et de coups de poing américains. Exaspérés par cette violence gratuite et persuadés que l’Etat ne fait rien pour empêcher ce genre de situations, ils réclament justice. On assiste de fait depuis plusieurs années à un renforcement de la tentation pour les citoyens de se faire justice soi-même et de se protéger sans en référer à la puissance publique, comme on a pu le voir lors des émeutes de juin, ou encore lors de l’affaire de Roanne ² et à Nantes³ en 2022; épisodes durant lesquels on a vu respectivement des quartiers organiser leur défense face aux émeutiers, un père tabasser l’adolescent suspecté du viol de sa fille, et la famille de la victime enquêter elle-même pour récolter des preuves. Cette tentation de la justice et de la défense privées sont directement corrélées à une perte de confiance en la justice, jugée bien trop laxiste avec la racaille, les criminels, politiciens et autres dealers de drogue. L’Etat est pointé du doigt car faible avec les forts , et fort avec les faibles. En effet, des citoyens ont reçu des condamnations plus lourdes pour avoir collé des affiches en soutien à Thomas que les manifestants ayant tenté de brûler des policiers à Sainte-Soline, ou que les émeutiers qui ont sauvagement pillé et détruit des quartiers entiers. La justice est jugée partiale, et n’apparaît plus comme une institution au service du bien commun. Ce laxisme généralisé et cette politisation des magistrats (cf les positions politique du Syndicat de la Magistrature)⁴ expliquent qu’une véritable défiance s’installe petit à petit dans la société française vis-à-vis des tribunaux et de l’Etat : un sondage sorti le 30 novembre, réalisé par le CSA sur commande de Cnews, dévoile que 51% des Français n’ont pas confiance dans la Justice de ce pays⁵ . Ce constat est à mettre en relief avec les autres sondages, qui montrent que les Français sont majoritairement favorables à une plus grande fermeté du ministère de l’Intérieur dans la lutte contre l’insécurité, qui augmente chaque année⁶ . Ce phénomène, loin d’être un problème conjoncturel, constitue un véritable enjeu qui menace l’intégrité et l’unité de la société française. De fait, la capacité de l’Etat à rendre justice et à assurer la protection des citoyens qui se placent sous sa tutelle est le fondement principal de sa légitimité à exercer son pouvoir. Il est absolument nécessaire que les dirigeants français se rendent compte de cette réalité, ou bien l’Etat et l’ordre s’effondreront complètement, au profit de pouvoirs locaux et privés. Il convient ainsi de se replonger dans les classiques de la philosophie politique, et de redécouvrir le concept de “contrat social”, vital pour comprendre ce sur quoi repose un État.

Dans son Léviathan, publié en 1651 dans une Angleterre alors en proie aux troubles de la guerre civile de la terrible République de Cromwell, Thomas Hobbes explique que les hommes ont décidé de former une société ensemble, afin d’échapper au chaos de l’état de nature. Ce dernier, dans lequel les individus sont isolés les uns des autres, voit les hommes se déchirer entre eux et triompher les plus forts, qui peuvent ainsi exercer une supériorité tyrannique sur leurs congénères. C’est afin de conjurer cette idée selon laquelle l’homme est un loup pour l’homme que les humains ont finalement décidé d’entrer dans l’état de culture, en formant une société régulée. La liberté totale est le prix à payer pour assurer la sécurité physique des individus. De fait, chacun accepte de se plier à la volonté d’un Etat dont le rôle est d’exercer un pouvoir coercitif et violent afin de protéger les citoyens qui se placent sous sa protection et lui paient tribut. Ainsi, la violence devient le monopole de cet Etat, qui par sa puissance incontestée, presque tyrannique, est comparé par Hobbes au monstre biblique du Léviathan. C’est ainsi que s’exprime le contrat social au fondement de toute société : en échange d’une soumission et d’une participation à l’Etat (la célèbre représentation du Léviathan par Abraham Duquesne souligne bien que le corps du monstre est composé des multiples visages des citoyens), les hommes se voient garantir par ce dernier la sécurité et la paix. C’est de ce pacte initial que découlent les impôts, qui visent à assurer à la puissance publique les moyens de tenir sa part du contrat. D’autres philosophes avancent d’autres fondements au pacte social, comme la protection des droits naturels (John Lock) et de la protection privée (Jean-Jacques Rousseau), assurés par la loi, et donc la justice et l’autorité étatique à même d’appliquer cette dernière.

C’est ainsi que l’on perçoit bien le danger qui guette la société française actuellement : les Français estiment de plus en plus que leur sécurité n’est plus assurée par l’Etat qui ne remplit plus sa part du contrat originel. Or, si celui-là ne satisfait pas à ses obligations, le pacte devient caduque. Dès lors, on ne peut s’étonner de l’émergence d’une désagrégation de la cohésion sociale et d’une volonté de rendre justice et de se défendre soi-même. Et puisqu’il n’est pas capable de mener à bien sa mission, le gouvernement ne peut légitimement morigéner et condamner les citoyens qui ne consentent plus à l’impôt.

Le risque majeur est donc l’effondrement de la nation, au profit de multiples entités étatiques locales qui seront le fruit de nouveaux contrats sociaux. Afin d’éviter ce fléau, les dirigeants doivent absolument se concentrer sur les tâches régaliennes qui lui incombent : protection physique, justice et sécurité alimentaire (“a fame, bello et peste”). L’Etat doit se redonner les moyens de tenir sa promesse; pour ce faire, il faut nécessairement qu’il recouvre sa souveraineté pleine et entière -qu’il récupère son sceptre, sa main de justice et son épée. C’est muni de ces instruments qu’il pourra retrouver toute sa potestas et par là-même assurer la protection des Français. Subséquemment, son auctoritas sera respectée, le contrat social revigoré, et, embarquée dans un cercle vertueux, la société renouera avec la concorde, l’ordre et la paix. A ce moment, alors, et seulement à ce moment, les citoyens dans leur globalité jouiront de leurs droits naturels. Il est déplorable et nocif que dans notre société contemporaine pétrie d’idéaux quelque peu naïfs, la prépondérance du droit individuel entrave la potestas de l’Etat. Cette prise de pouvoir du droit (judiciarisation de la politique), en brisant la mécanique décrite ci-dessus, risque à terme de diviser la société jusqu’à mettre en péril, in fine, les droits naturels de tous.

Ainsi, le meurtre de Thomas, par les réactions qu’il a déclenché auprès des Français et dans la sphère médiatique, révèle la défiance grandissante des citoyens de l’Hexagone envers l’Etat, et la fragilisation du contrat social dans une nation qui, il y a quelques décennies encore, se croyait “éternelle”. Plutôt que de chercher à noyer le poisson voire à manipuler les faits par cécité volontaire ou calcul cynique, la gauche et les médias du service public feraient donc mieux de prendre du recul sur cet épisode. Effectivement, bien loin du fait divers auquel ils ont tenté de le cantonner, ce dernier nous offre une véritable leçon de science politique.

  1. Meurtre de Thomas à Crépol : deux individus, dont un mineur, suspectés d’être l’auteur du coup mortel (lefigaro.fr)
  2. «Face aux défaillances de la justice, l’inquiétante tentation de la vengeance privée» (lefigaro.fr)
  3. Après le meurtre d’une femme à Nantes, une “milice de quartier” diffuse les vidéos de ses rondes France Bleu
  4. Éric Dupond-Moretti «excédé» par la présence à la Fête de l’Huma du Syndicat de la Magistrature (lefigaro.fr)
  5. La moitié des Français ne font pas confiance à la justice, selon un sondage (lejdd.fr)
  6. Insécurité et délinquance en 2022 une première photographie – Interstats Analyse n°54.pdf